Particularités

Turquestein et la frontière des langues

Bien située au débouché de la Sarre Blanche et de l’ancienne route provinciale reliant la Lorraine à l’Alsace par-delà la massif du Donon, la commune forestière de Turquestein est aussi située à la frontière des langues germanique et romane.

Aujourd’hui de langue française, se peut-il qu’on ait parlé jadis une autre langue ? Cette question paraît opportune dans la mesure où le modeste habitat est supposé avoir été inclus pendant toute la période médiévale dans la zone d’expression germanique. Il est donc aussi supposé qu’il ait pu y avoir un fléchissement de cette dernière en faveur de la langue romane. Mais si cela fut bien le cas, dans quel contexte et en quelles circonstances ce changement est-il intervenu ? L’exposé qui suit ne prétend pas répondre de façon formelle à cette question, mais propose une première approche modifiant sensiblement la situation linguistique telle qu’on la connaissait pour Turquestein.

La situation linguistique

Le tracé de la limite linguistique en Lorraine, tel qu’il est adopté actuellement, fait apparaître trois secteurs : de la frontière franco-luxembourgeoise à la Moselle ; de la Moselle à la région des deux Nieds, et de cette dernière au Donon. Selon un certain point du vue, nous nous trouvons en présence, ainsi qu’il a été dit, des confins de la Lotharingie et de la Germanie, où déjà était apparent au IXe siècle une différence linguistique entre les Francs de l’Ouest de ceux de l’Est.

Le canton de Lorquin, auquel appartient Turquestein, est entièrement situé dans l’aire d’expression française, la limite passant plus au Nord à Sarrebourg. Si l’on se réfère à la carte dessinée par Hans WITTE, la frontière passait vers l’an mille nettement plus au sud, incluant dans l’aire germanique les villages de Hattigny, Lafrimbole et Turquestein. Le tracé a été ainsi obtenu sur la base de l’étude des toponymes . Pour la période contemporaine, une enquête réalisée en 1887 par Constant THIS sur la langue parlée dans chacun des villages fait apparaître un très important repli de la langue allemande. Il signale ainsi qu’à Turquestein (Türkstein) en dehors de trois familles anabaptistes-mennonites de langue allemande, on y parle que le patois. Saint-Quirin est dit entièrement patois alors que le français est également parlé à Abreschviller, mais où cependant quelques familles d’ouvriers comprenaient très variablement l’allemand et étaient capables de le parler très médiocrement.

La toponymie

La formation du nom de Turquestein paraît procéder d’une évolution récente. La commune porte le nom du château érigé probablement au début du XIe siècle par un chevalier , Ulric de Turkestein, avoué depuis 1012 de l’abbaye de Saint-Sauveur. Le transfert du nom s’est réalisé de lui-même lorsque se constitua la commune en 1791. Mais avant d’être adopté, le patronyme toponyme avait subi tout au long de son histoire bien des tiraillements orthographiques où les influences linguistiques ne semblent pas étrangères à certaines inflexions. Nous le retrouvons sous les formes suivantes :

Truchstein (1124), Durchelsteir (1126), Druchetein (1200-1260), Turkenstein (1314), Dursquestein (1422), Turckstein (1490), Tricquestain (1534), Durckstein (1589), Turquestain (1667), Turquestein (179), Turquestin (1756).

L’adoption du nom du château par le village est fréquent ; il se trouve sur le site de Pierre-Percée dans la vallée de la Plaine et du hameau de Salm dans la vallée de la Bruche. Pour cette raison, le toponyme de Turquestein ne peut pas être retenu comme critère d’identification linguistique local suffisant. Partant de là, il est raisonnable de penser que le peuplement se constitua ultérieurement, et qu’il fut composé essentiellement d’une population originaire des environs.

Selon Henri LEPAGE, un hameau dépendant Bertrambois s’y serait lentement constitué dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. En 1880, la commune se composait d’une trentaine d’habitations agricoles dispersées dont douze scieries, composant une population de plus de 130 habitants. S’agissant d’un peuplement récent, des noms de lieux-dits nouveaux durent nécessairement apparaître dans la langue de l’occupant. L’étude de ces nouveaux toponymes pourrait alors, sur la base des documents anciens, indiquer de façon précise l’identité culturelle de ce que l’on pourrait appeler un peuplement récent. Dans son ouvrage, Maurice TOUSSAINT donne une liste de noms de lieux-dits relevés dans les plans cadastraux entre 1810 et 1835, tout au long de la limite linguistique. Des 28 noms énumérés, un seul semble d’origine germanique (Storindal), alors que les autres sont français. On peut s’étonner de la faible représentativité des noms germaniques dans un secteur théoriquement compris dans la même zone linguistique ; faut-il conclure à une romanisation déjà ancienne ou, ce qui est peu probable, à un phénomène de traduction-adaptation des noms en français ?

En conclusion

L’étude savante réalisée par Hans WITTE en 1891 avait permis de mettre en évidence les zones d’occupation des groupes celto-romain et germanique à partir des noms de localité cités dans les archives depuis le Haut-Moyen-Age. Il a pu, avec beaucoup de précision, dresser un panorama d’ensemble sur lequel repose encore bon nombre de travaux. Mais l’ouvrage ne prête pas de considération à la critique des sources manuscrites concernant l’enregistrement des toponymes. Si cette observation ne peut se rapporter à Turquestein, il est probable que l’influence exercée par l’environnement germanique contribua, comme dans la vallée de la Bruche, à la mutation de noms romans en noms germaniques. La probabilité de cette inversion, si elle était distinctement vérifiable, soumettrait peut-être le tracé des limites linguistiques à rude épreuve. Il ne fait pas de doute que le travail sur la question serait à reprendre en profondeur, en faisant apparaître pour chaque village les listes des habitants jusqu’aux plus anciennes ; les noms des villages, des lieux-dits de finages, de champs, des écarts habités, des rivières et des chemins. La somme de ces données devrait permettre de reporter le problème des limites linguistiques au moins à la fin du Moyen-Age. Il est clair que dans ce cas de nouvelles et solides bases seraient jetées et permettraient d’argumenter plus sérieusement autour de la situation linguistique en Lorraine.

Il est encore un autre aspect livré à des appréciations souvent confuses concernant les mouvements de populations, notamment des hypothétiques repeuplements – dont on exagère toujours l’ampleur – faisant suite aux désastres de la guerre de Trente Ans. D’une façon générale, il faut entendre par mouvement de population une évolution s’échelonnant dans la longue durée, avec des périodes de pointes et de replis. Les échanges par-delà la « frontière » linguistique doivent être compris dans ce sens, avec des villages entrant dans la zone linguistique voisine puis en ressortant avec la même lenteur séculaire. Il est ainsi vraisemblable que la zone médiévale de contact entre les deux langues correspondait approximativement à celle qui a été décrite à la fin du siècle dernier. C’est la conclusion que nous tirons de la vallée de la Bruche où, au lieu d’un recul, nous assistons au contraire à une légère avancée de la langue germanique aux XVII-XVIIIe siècles. Sans doute est-il déplacé de comparer avec l’exemple bruchois celui des terres ouvertes d’une Lorraine ducale historiquement convoitée par la France et par l’Allemagne. Mais il ne demeure pas moins que bien des aspects lui sont semblables et que dans le cas de Turquetein, aussi modeste fût-elle, la zone où s’est développé la localité a probablement été de tout temps comprise dans l’aire d’influence linguistique romane plutôt que germanique.


Denis LEYPOLD